Le compte rendu Rivera
Le 6 juillet 1973

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(Compte rendu de la réunion du bureau exécutif de la SOFOFA (Association industrielle du Chili) avec le Président du Sénat, Eduardo Frei Montalva, rédigé le même jour par l’avocat Rafael Rivera Sanhueza, alors secrétaire du bureau exécutif.)

Aujourd’hui vendredi 6 juillet 1973, journée froide d’hiver, à la tombée de la nuit, le bureau exécutif de la SOFOFA, s’est rendu à un entretien avec le président du Sénat, M. Eduardo Frei Montalva, qui avait accepté de recevoir la délégation dans les dépendances de la Haute Chambre, à 18h30.

Faisaient partie de la délégation Raúl Sahli Natermann, en sa qualité de vice-président, car le président, Orlando Sáenz Rojas, se trouvait à l’étranger; Eugenio Ipinza Poblete, deuxième vice-président; Sergio López Vásquez, trésorier; Fernando Aguero Garcés, directeur général, et Rafael Rivera Sanhueza, juriste.

Frei nous a reçu avec du retard. Nous l’avons attendu dans le salon de la présidence environ 45 mn. En entrant, il s’est excusé en expliquant qu’il avait eu une réunion d’urgence avec les sénateurs de l’opposition à propos de la grave situation dans laquelle se trouvait le pays.

Les représentants de la SOFOFA, lui ont manifesté leur inquiétude quant à la tournure des évènements suite au mouvement de blindés du 29 juin passé (soulèvement frustré du Régiment de blindés Nº 2, commandé par le lieutenant colonel Souper)

Il a été dit à Frei que le pays était en train de se désintégrer et que si des mesures correctives d’urgence n’étaient pas prises, le pays tomberait dans une dictature marxiste à la cubaine.

Frei a écouté en silence, tête baissée. Il avait l’air abasourdi. Il s’est levé de son fauteuil, a ouvert une boite en argent et a offert des cigares « Partagas » aux participants à la réunion. Puis il s’est assis et de façon très calme et pausée il nous a dit qu’il nous remerciait pour la visite mais qu’il était convaincu que l’on ne parviendrait à rien avec les parlementaires et les partis politiques d’opposition à l’Unité Populaire car la situation était si grave qu’elle les avait dépassés.

Clairement il a ajouté, presque textuellement: « Je ne peux rien faire, ni moi ni le Congrès ni aucun civil. Malheureusement se problème se règlera uniquement par les armes, de sorte qu’au lieu d’aller au Congrès nous devrions aller voir les régiments. Je vous conseille d’exposer crument vos appréhensions, que je partage totalement, aux commandants en chef des forces armées, de préférence aujourd’hui même »

Il nous a ensuite raconté qu’un officier supérieur de l’armée de terre lui avait confié que tant lui que sa famille courrait un danger sérieux dans le quartier résidentiel, ce à quoi Frei avait répondu que lui et sa famille étaient 12 et que dans le quartier résidentiel, vivaient des dizaines de milliers de personnes, raison pour laquelle sa situation n’était pas importante, ajoutant que lui, comme sénateur, avait choisi d’être élu par le peuple pour légiférer, devoir qu’il était en train d’accomplir. « Vous, au contraire, vous avez les baïonnettes et vous devriez savoir quoi faire pour sauver le pays ».

Nous lui avons dit au revoir, surpris de ce que nous avions entendu des lèvres de Frei. Nous avons été étonnés par sa clarté et sa détermination, très différentes de son naturel hésitant et prudent.

Suivant le Conseil de Frei, nous nous sommes dirigés à pied par la rue Morande vers le Ministère de la Défense. Il était 20h00 ou plus. Les portes du Ministère étaient closes. Nous avons demandé aux gardes si l’un des trois commandants en chef était présent en demandant à être reçus par l’un d’eux. Après vérification on nous a informés que le Chef d’Etat Major de l’armée de terre, le vice-amiral Patricio Carvajal était dans son bureau. Néanmoins, ce dernier, en prenant connaissance du motif de notre visite, nous a fait dire par son aide de camp qu’il n’avait rien à entendre de notre part et d’avoir la gentillesse de nous retirer.

Angoissés par un tel accueil, nous nous sommes éloignés avec moins d’espoir que celui qui nous animait avant cette visite frustrée.

(Note de José Piñera. Je transcris la lettre que j’ai reçue de M. Rafael Rivera Sanhueza avec le manuscrit original du compte rendu. J’ai demandé et reçu la confirmation écrite de messieurs Aguero, Ipinza et Sahli que ce compte rendu reflète fidèlement ce qu’il s’est passé pendant cette réunion.)

Santiago, le 19 juillet 2002

Monsieur
José Piñera Echenique

Cher Ami,

« J’ai le plaisir de t’adresser l’original du compte rendu que j’ai rédigé la nuit du 6 juillet 1973 après la réunion entre le bureau exécutif de la SOFOFA (dont j’étais le secrétaire en ma qualité de juriste de cette association professionnelle) et le président du Sénat M. Eduardo Frei Montalva.

Je peux te dire que j’ai rédigé ce document car j’ai été impressionné para les déclarations dramatiques de l’ex Président Frei et j’ai pensé qu’il s’agissait d’une réunion qui pouvait avoir un intérêt historique. Je pense que le mérite du document n’est autre que de restituer le témoignage concernant un sujet d’intérêt en respectant parfaitement la vérité. Tout ce qui est dit, est absolument vrai.

Pour moi il est très satisfaisant que ce modeste aide mémoire soit dans les bonnes mains d’un ami qui pourra certainement en faire un meilleur usage que moi.

Je profite de l’occasion pour te saluer affectueusement et avec une estime sincère.

Rafael Rivera Sanhueza".

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